N & E
Napoléon & Empire

Les grandes journées de l'épopée
Le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799)

Après la dissipation de ses rêves orientaux devant Saint-Jean d'Acre, les nouvelles de la situation catastrophique dans laquelle se trouve la France au printemps 1799 convainquent Napoléon Bonaparte qu'il est temps pour lui de regagner la métropole. Suite aux défaites de Jean-Baptiste Jourdan à Stockach et de Jean Victor Moreau à Cassano, l'Italie est perdue et les armées françaises d'Allemagne reculent sur le Rhin. A l'intérieur, l'anarchie s'installe.

18 brumaire an VIII, par James Gillray
18 brumaire an VIII, caricature anglaise de James Gillray
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La situation est mûre. La conquête du pouvoir, encore hors de portée après la triomphale campagne d'Italie, est maintenant un objectif raisonnable. Bonaparte quitte l'Égypte à bord du Muiron le 23 août 1799.

Une situation instable

En arrivant à Paris le 16 octobre, il retrouve une ville bruissant des complots qui se trament contre le Directoire. La situation économique est catastrophique, le pays ruiné, les fonctionnaires ne sont plus payés, la famine sévit dans la capitale, les campagnes sont à nouveau infestées de brigands. Malgré les succès militaires qui ont écarté le péril d'une invasion étrangère à l'automne 1799 (batailles de Zurich et capitulation d'Alkmaar), le gouvernement est discrédité. Sans attendre, Bonaparte se prépare à jouer son rôle dans les événements que tous pressentent inéluctables. Après avoir fait sonder les députés favorables à un changement de régime ‒ Bernardin de Saint-Pierre, Benjamin Constant, Pierre Jean Georges Cabanis et Madame de Staël sont de ceux qui recoivent favorablement ses ouvertures ‒ il se rapproche d'un Emmanuel Siéyès à la recherche d'une épée.

Un complice qui a tout prévu : Siéyès

L'abbé, qui est depuis peu l'homme fort du régime, veut changer la forme de celui-ci. Or celà ne peut se faire qu'à la faveur d'un coup d'état. Siéyès est prêt à s'en accommoder, pour peu qu'il le dirige. Mais il a besoin du soutien de l'armée pour agir. Son intention est donc de s'adjoindre un militaire pour se l'assurer. Bonaparte, trop ambitieux, et qui a démontré en Italie puis en Egypte un véritable talent politique, n'est pas le candidat idéal pour le poste de second plan que Siéyès réserve à son complice. Malheureusement, Barthélemy Catherine Joubert, son premier choix, est mort à Novi et Jean Victor Moreau a repoussé ses propositions. Siéyès, après avoir hésité longuement, finit par accepter de recevoir Bonaparte le 8 brumaire.

Le dispositif de ce dernier est déjà quasiment opérationnel. Fort de son immense prestige dans l'armée, il sait qu'il peut compter sur le dévouement des soldats et de la majorité des généraux alors présents à Paris. Il s'est également rallié Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, qui a aussitôt prouvé son utilité en obtenant de Siéyès qu'il écarte Jean-Baptiste Bernadotte ‒ obstacle potentiel ‒ du ministère de la Guerre. Au gouvernement, Jean-Jacques Régis de Cambacérès, ministre de la justice, est tout dévoué à Bonaparte ; Joseph Fouché, ministre de la Police, soutiendra le vainqueur ; le Conseil des Cinq-Cents, qui abrite la seule opposition un tant soit peu à craindre ‒ le groupe des Jacobins ‒ vient de porter Lucien, le frère cadet de Napoléon, à sa présidence.

Un plan bien préparé

Lors de leur entrevue, Bonaparte et Siéyès se mettent d'accord sur un plan : obtenir la démission des Directeurs, convoquer les assemblées ‒ Cinq-Cents et Anciens ‒ pour en obtenir la nomination d'une sorte de Triumvirat (Siéyès, Pierre-Roger Ducos, dit Roger-Ducot et Bonaparte en seront les trois membres) qui gouvernera en attendant la proclamation d'une nouvelle Constitution, dont il est entendu que l'abbé sera le principal rédacteur. On décide aussi d'éloigner les assemblées de Paris, afin de se mettre à l'abri de tout mouvement populaire. Siéyès, en tant que Directeur, est chargé d'obtenir cette mesure, qui, prévue par la Constitution, ne doit pas provoquer d'inquiétudes. Enfin, la date du coup d'état est fixée : ce sera le 18 brumaire.

Le 17, Bonaparte s'assure du soutien de François Joseph Lefebvre, gouverneur militaire de Paris puis rencontre Bernadotte, qui, seul ou presque, refuse d'entrer dans le complot et menace même de s'y opposer.

Une réalisation hasardeuse

Le 18, tout se passe selon le scénario prévu. Le président des Anciens informe au petit matin les membres de son assemblée d'un dangereux complot anarchiste. Aussitôt sont votés le transfert des assemblées à Saint-Cloud et la nomination de Bonaparte au commandement des forces de Paris. Ce dernier se déplace alors devant l'assemblée, accompagné d'un cortège quasi-triomphal, et l'assure de sa volonté de sauver la République. Pendant ce temps, trois des cinq Directeurs (Paul de Barras, Siéyès et Ducos) démissionnent. Les deux réfractaires (Louis-Jérôme Gohier et Jean-François Moulin) sont arrêtés et confiés à la garde de Moreau.

Mais les opposants, singulièrement les Jacobins, se reprennent à la faveur du délai nécessité par le transfert des assemblées à Saint-Cloud. Le 19, quand les séances reprennent, les pesanteurs parlementaires font courir à l'opération le risque d'un enlisement mortel. Si les Anciens se montrent favorables, les Cinq-Cents réclament des précisions sur le prétendu complot et proclament leur fidélité à la Constitution. Bonaparte veut alors faire basculer la décision. Il se présente devant les Anciens mais le discours qu'il leur tient est maladroit voire incohérent. Il se rend ensuite devant les Cinq-Cents à l'Orangerie, accompagné de grenadiers. Cette fois, l'accueil est tumultueux. Les députés s'indignent de l'irruption des militaires dans leur enceinte, conspuent Bonaparte, le bousculent et le frappent en hurlant : A bas le Dictateur ! A bas le tyran ! Hors la loi Bonaparte ! Les soldats doivent traîner hors de la salle leur chef livide et en proie à une crise de nerfs.

Une improvisation géniale de Lucien

Le complot semble voué à l'échec. Lucien Bonaparte va pourtant sauver la situation. Rejettant sur la tribune les insignes de sa présidence, il quitte la salle, saute à cheval et harangue les troupes en dénonçant des représentants du peuple à stylets. Galvanisés, les grenadiers envahissent la salle des séances sous les encouragements de Joachim Murat. Ses instructions, d'une simplicité toute militaire ‒ Jetez-moi toute cette bande dehors ! ‒ sont d'autant plus faciles à exécuter que les députés préfèrent s'enfuir d'eux-mêmes par les fenêtres au son des tambours. Il est cinq heures du soir.

Pour conserver un semblant de légalité à l'opération, on bat la campagne pour rassembler ceux des Cinq-Cents qui ne se sont pas trop éloignés et on leur fait réintégrer la chambre. Les Anciens, eux, sont restés docilement en place. A une heure du matin, l'Acte qui établit les bases du nouveau régime est voté. Il exclut de la représentation nationale une soixantaine de députés (dont Jean-Baptiste Jourdan) et institue deux commissions de vingt-cinq membres chargées de réviser la Constitution ainsi qu'une Commission consulaire de trois membres à qui est confié le pouvoir exécutif : Bonaparte, Siéyès et Roger-Ducos, comme prévu.

Un succès partiel

Bien que l'entreprise ait abouti au résultat voulu, elle n'en reste pas moins un échec en ce sens que le pouvoir apparaît fondé sur la force et non sur le consentement des autorités constituées. Bonaparte le sent bien qui confie à Bourienne : J'aime mieux parler à des soldats qu'à des avocats. Ces bougres-là m'ont intimidé. Je n'ai pas l'expérience des assemblées. Cela viendra.

Le soir même, il fait paraître un compte-rendu personnel des événements de la journée :

Proclamation du général en chef Bonaparte

le 19 Brumaire, onze heures du soir.

A mon retour à Paris, j'ai trouvé la division dans toutes les Autorités, et l'accord établi sur cette seule vérité, que la Constitution était à moitié détruite et ne pouvait sauver la liberté.

Tous les partis sont venus à moi, m'ont confié leurs desseins, dévoilé leurs secrets, et m'ont demandé mon appui : j'ai refusé d'être l'homme d'un parti.

Le Conseil des Anciens m'a appelé ; j'ai répondu à son appel. Un plan de restauration générale avait été concerté par des hommes en qui la nation est accoutumée à voir des défenseurs de la liberté, de l'égalité, de la propriété : ce plan demandait un examen calme, libre, exempt de toute influence et de toute crainte. En conséquence, le Conseil des Anciens a résolu la translation du Corps législatif à Saint-Cloud ; il m'a chargé de la disposition de la force nécessaire à son indépendance. J'ai cru devoir à mes concitoyens, aux soldats périssant dans nos armées, à la gloire nationale acquise au prix de leur sang, d'accepter le commandement.

Les Conseils se rassemblent à Saint-Cloud ; les troupes républicaines garantissent la sûreté au dehors. Mais des assassins établissent la terreur au dedans ; plusieurs Députés du Conseil des Cinq-cents, armés de stylets et d'armes à feu, font circuler tout autour d'eux des menaces de mort.

Les plans qui devaient être développés, sont resserrés, la forte majorité désorganisée, les Orateurs les plus intrépides déconcertés, et l'inutilité de toute proposition sage évidente.

Je porte mon indignation et ma douleur au Conseils des Anciens ; je lui demande d'assurer l'exécution de ses généreux desseins ; je lui représente les maux de la Patrie qui les lui ont fait concevoir : il s'unit à moi par de nouveaux témoignages de sa constante volonté.

Je me présente au Conseil des Cinq-cents ; seul, sans armes, la tête découverte, tel que les Anciens m'avaient reçu et applaudi ; je venais rappeler à la majorité ses volontés et l'assurer de son pouvoir.

Les stylets qui menaçaient les Députés, sont aussitôt levés sur leur libérateur ; vingt assassins se précipitent sur moi et cherchent ma poitrine : les Grenadiers du Corps législatif, que j'avais laissés à la porte de la salle, accourent, se mettent entre les assassins et moi. L'un de ces braves Grenadiers (Thomé) est frappé d'un coup de stylet dont ses habits sont percés. Ils m'enlèvent.

Au même moment, les cris de hors la loi se font entendre contre le défenseur de la loi. C'était le cri farouche des assassins, contre la force destinée à les réprimer.

Ils se pressent autour de président, la menace à la bouche, les armes à la main ; ils lui ordonnent de prononcer le hors la loi : l'on m'avertit ; je donne ordre de l'arracher à leur fureur, et six Grenadiers du Corps législatifs s'en emparent. Aussitôt après, des Grenadiers du Corps législatif entre au pas de charge dans la salle, et la font évacuer.

Les factieux intimidés se dispersent et s'éloignent. La majorité, soustraite à leurs coups, rentre librement et paisiblement dans la salle de ses séances, entend les propositions qui devaient lui être faites pour le salut public, délibère, et prépare la résolution salutaire qui doit devenir la loi nouvelle et provisoire de la République.

Français, vous reconnaîtrez sans doute, à cette conduite, le zèle d'un soldat de la liberté, d'un citoyen dévoué à la République. Les idées conservatrices, tutélaires, libérales, sont rentrées dans leurs droits par la dispersion des factieux qui opprimaient les Conseils, et qui, pour être devenus les plus odieux des hommes, n'ont pas cessé d'être les plus méprisables.

Signé BONAPARTE

Pour copie conforme : Alex. BERTHIER

A PARIS, DE L'IMPRIMERIE DE LA REPUBLIQUE. Brumaire an VIII.